Quel avenir pour la mythique rue de la Soif à Rennes ?

C’est la rue la plus connue de Rennes (Ille-et-Vilaine) et elle est toujours l’épicentre des sorties étudiantes. Mais après un âge d’or dans les années 1990-2000, la rue Saint-Michel renvoie aujourd’hui l’image d’une rue sur le déclin, qu’espère enrayer le vaste plan de rénovation d’immeubles porté par la Ville. De quoi redonner un nouvel élan à cette rue séculaire de la capitale bretonne ?

Une fois la nuit tombée, ce sont les 87 mètres les plus longs à traverser de Rennes. Une expédition recommandée aux étudiants expérimentés. Il faut slalomer entre les corps qui s’agglutinent. Se contorsionner pour éviter une douche à la bière. Tout en luttant à chaque pas pour décoller ses pieds de pavés arrosés d’alcool, puisqu’il paraît qu’elle a soif cette rue Saint-Michel.

Vu comme ça, difficile d’imaginer qu’elle est (de loin) la rue la plus connue de Rennes (Ille-et-Vilaine). Une réputation qui dépasse largement la capitale des Bretons.  » En Italie, on a rencontré des Anglais qui nous parlaient de la rue de la Soif de Rennes », racontent Thomas et Kaelig, deux étudiants attablés à l’entrée de la rue. « C’est comme un monument », lâche même plus loin, une bande d’amis.

« Quand nous organisons des visites historiques du centre-ville, il arrive régulièrement qu’on nous demande d’aller y faire un détour », sourit Philippe Bohuon, guide conférencier à Destination Rennes. Il faut dire qu’elle est belle aussi, cette rue avec ses immeubles à pans de bois, tous antérieurs à la Révolution française.

L’arrivée massive des bars s’est faite entre la fin des années 1980 et le début des années 1990.

— Philippe Bohuon, guide conférencier à Destination Rennes

Un troquet tous les sept mètres
Au Moyen-Âge, elle était une des portes d’entrée de la ville fortifiée. « C’était une rue commerçante, de nombreux visiteurs passaient par là. Il y avait déjà une vie nocturne avec des auberges et des hôtels », raconte le guide conférencier. La petite histoire dit que Molière s’y serait représenté.

Son titre de première rue des bars de France n’est pas usurpé. Il y a quelques années, un informaticien spécialiste des données (Rennais forcément) avait calculé qu’avec un troquet tous les sept mètres, la rue Saint-Michel est celle qui compte la plus forte concentration de bistrots au mètre carré en France.

Cela n’a pas toujours été le cas. « Dans les années 1960, 1970 et 1980, elle comptait des commerces diversifiés : horloger, boutique de souvenir, restaurants… L’arrivée massive des bars s’est faite progressivement entre la fin des années 1980 et le début des années 1990 », raconte Philippe Bohuon.

Avant la rue Saint-Michel, la rue de Saint-Malo
Jacques Ars, l’historique patron de la Bernique Hurlante ou du Tutti Frutti, se souvient de l’époque où c’est la rue de Saint-Malo, de l’autre côté de la place Sainte-Anne, qu’on appelait « rue de la soif » : « Il y avait huit bars. Cette partie du quartier était un peu à l’abandon, du coup on pouvait faire la fiesta un peu tout le temps, sans gêner personne, puisque les habitants étaient partis. »

Il date l’apogée de la rue de Saint-Malo « entre 1986 et 1990. Avant, les gens ne sortaient pas beaucoup le soir. Puis avec l’arrivée de nouveaux étudiants, les mentalités ont commencé à changer. Cela coïncide avec l’émergence de la scène rock et le début des Trans Musicales. »

Au tournant des années 1990, la clientèle noctambule s’est progressivement déplacée à quelques centaines de mètres en contrebas, rue Saint-Michel. « À cette époque, une nouvelle législation a été mise en place qui permettait de déménager beaucoup plus facilement une licence (nécessaire pour ouvrir un débit de boissons), explique Jacques Ars. Il y avait des commerces à prendre rue Saint-Michel et les nouveaux acquéreurs les ont transformés en bistrots. C’était plus près des Lices et du reste de la vie nocturne et à la même époque, la rue de Saint-Malo était un peu cachée par des travaux. »

Philippe Herfray, patron du Petit-Bar, place Sainte-Anne, pendant trente ans, ajoute : « Il y a eu une tolérance de la mairie pour laisser s’implanter des licences. Je pense que pour les autorités, dans un certain sens, c’est pratique de savoir où les rassemblements festifs vont se terminer. »

Des soirées qui terminent en bataille rangée avec les CRS
Au début des années 2000, tous les jeudis, des milliers d’étudiants se retrouvaient dans le secteur Sainte-Anne, Saint-Michel, place des Lices. Des soirées qui se terminaient, au petit matin, en bataille rangée avec les compagnies de CRS. Et pour les derniers fêtards, par une douche offerte par le canon à eau des forces de l’ordre. Bernadette Malgorn, la préfète de l’époque, y voyait alors « une bonne manière de faire l’instruction des premières années ».

Pour Jean-Marie Goater, ancien patron de bar dans le centre-ville : « La préfète a voulu fracasser la rue Saint-Michel. Mais elle reste un lieu de pèlerinage pour les étudiants. C’est central, c’est facile d’accès et on y trouve toujours la pinte de bière la moins chère de Rennes. »

Dix minutes à discuter dans la rue avec des étudiants suffisent à le confirmer. Elle reste l’épicentre des sorties de fin de semaine, « pour l’ambiance, l’alcool pas cher, on se retrouve entre étudiants des différentes écoles, tu sais que tu vas croiser du monde, tous les bars sont concentrés », résument Corentin et Priscille, étudiants en école de kiné, attablés au Melting-Pot.

Mais cette époque de répression a marqué la fin d’une forme d’apogée. Depuis une quinzaine d’années, la Ville a usé plusieurs fois de son droit de préemption pour racheter des immeubles qui hébergeaient de mythiques bistrots (le 1929 en 2009, l’Aeternam, le Barantic et le Madison en 2021…).

Au point que désormais, 48 % des pas-de-porte appartiennent à Territoires publics, l’aménageur de Rennes métropole, qui rénove les immeubles et loue les rez-de-chaussée aux commerçants.

L’âge d’or des bars de la rue de la Saint-Michel a amené son lot de casse. « À cette époque, les bâtiments de France étaient attentifs à l’aspect extérieur des immeubles, mais un peu moins regardant sur ce qui pouvait être fait à l’intérieur, explique Philippe Bohuon, guide conférencier à Destination Rennes. Les structures commerciales étaient petites, alors pour gagner de la place et ajouter quelques tables, des propriétaires ont parfois cassé des cheminées du XVIe ou XVIIe siècle au rez-de-chaussée. Mais ces cheminées soutenaient le premier et le deuxième étage et vingt ans plus tard, les immeubles ont des problèmes de structure. »

Ce n’est pas évident d’y investir
Une situation qui rend la rue moins attirante pour les patrons qui souhaiteraient s’y installer. « Ce n’est pas évident d’y investir, estime Jean-Marie Goater. Les lieux sont assez dégradés, pas toujours aux normes et il y a des problèmes de sécurité. »

Ce qui n’aide pas Soizig Le Guillou, patronne du Melting-pot depuis plus de 25 ans. Elle cherche à céder son bar depuis 2022, mais ne trouve pas de repreneurs. « Pour faire des kebabs ou des tacos, il y a des acheteurs, mais je veux que cela reste un bar », précise-t-elle entre deux bouffées de cigarette, sur le perron de son bar.

Ces dernières années, elle dit avoir vu l’ambiance « se dégrader », à cause notamment, selon ses dires, de bars pas très regardants sur divers trafics qui pourraient s’y tenir. Pour la patronne, moins de bars mais des établissements plus « sains » permettraient de redorer l’image de la rue.

Il faut compter environ sept ans et un million d’euros par immeuble

— Mélanie Barchino, chargée du projet de rénovation du centre-ancien

C’est justement l’objectif affiché de la Ville, qui annonçait il y a deux ans vouloir « limiter les activités commerciales de soirée pour proposer des activités diurnes dans la rue Saint-Michel ».

Pour attirer ces nouveaux commerces, la municipalité compte sur son vaste plan de rénovation du centre ancien. Le chantier a en réalité commencé depuis 2011. Sur les 36 immeubles que compte la rue Saint-Michel, quatorze ont déjà été réhabilités. Mais cela ne se voit pas forcément de l’extérieur.

« C’est une rue étroite, on ne lève pas la tête », concède Mélanie Barchino, qui pilote le projet de rénovation du centre ancien, et « le but n’est pas de faire du beau, mais de rénover la structure, les réseaux, mettre les logements aux normes… » Certaines façades ne sont même pas rénovées. Un choix des propriétaires pour faire des économies.

Des études sont plus ou moins avancées pour dix-huit autres immeubles, et quatre sont en chantier. Les échafaudages seront ainsi enlevés d’ici la fin de l’année devant l’ancien bar Le Madison. Mais d’autres seront réinstallés ailleurs, car la rénovation complète de la rue durera encore de nombreuses années.

« Le processus est long, il faut inciter, voire contraindre les propriétaires, explique Mélanie Barchino. Il faut compter environ sept ans et un million d’euros par immeuble. »

Le prix à payer pour donner un « nouvel élan » à cette rue mythique de Rennes. Et la directrice de se projeter : « On veut en faire un espace de mixité, à la fois de logements et de commerces, avec des établissements de jour, tout en gardant l’identité festive de cette rue. Une rue que les habitants se réapproprient aussi ». En attendant, « on est dans une phase intermédiaire, avec des travaux, des nuisances, et les échafaudages seront là encore plusieurs années. »